Catégories
Hommages

Hommage Maria Fidecaro

Maria Fidecaro nous a quittés le 17 septembre 2023. Vous trouverez ci-dessous le discours prononcé par Ugo Amaldi à ses obsèques, au nom de la communauté du CERN.

Née à Rome en 1930, Maria était fille unique. Sa mère Ada s’occupait de la maison et son père Filippo Cervasi travaillait comme commis à la Bourse de Rome. En 1951 elle termina ses études universitaires à la Sapienza, ou elle rencontra Giuseppe, en soutenant une thèse expérimentale réalisée au Laboratoire de la Tête Grise du Matterhorn, dirigé par Gilberto Bernardini. Giuseppe travaillait également dans ce Laboratoire dont il est devenu plus tard le directeur adjoint.

Après sa thèse à Rome, elle commença à travailler à l’Institut de physique, qui avait été dirigé par Enrico Fermi, en s’occupant notamment de suivre les travaux pratiques des étudiants en physique. C’est à cette époque que je l’ai rencontrée, soit en 1953, il y a exactement soixantedix ans; nous étions sept à avoir commencé les études de physique l’année précédente. C’est elle qui nous a appris les rudiments de l’électronique à tubes de l’époque avec grande dextérité, accompagnée d’une patience souriante qu’elle a toujours eu, en particulier vis-à-vis des jeunes.

En 1954, Maria a obtenu une bourse de la “Fédération internationale des femmes diplômées des universités” et a rejoint Giuseppe à Liverpool, où ce dernier avait été envoyé par Edoardo Amaldi pour faire des recherches sur les pions produits par le nouveau synchrocyclotron, en vue d’un emploi au CERN, qui venait d’être créé. Maria travaillait avec une chambre de diffusion et Giuseppe avec des compteurs Tcherenkov.

Ils arrivèrent à Genève à la mi-1956 et, en 1957, Maria reçut une bourse du CERN. Elle commença à travailler sur le développement d’une source de protons polarisés pour le Synchrocyclotron, puis passa à des expériences au Proto-Synchrotron. Les sujets abordés étaient variés : entre autres, la recherche de monopôles, l’étude de l’annihilation de positons en vol et une série d’expériences sur la diffusion de pions réalisées en collaboration avec Giuseppe et son groupe CERN-Trieste.

Aux débuts des années 1980, elle participa à l’expérience WA78, faite au Super Protosynchrotron, qui était consacrée à l’étude de la production de couples quark-b/antiquark-b. Les événements étaient sélectionnés en détectant les muons, produits dans des cibles épaisses, avec un aimant supraconducteur.

À partir de 1985, Maria contribua à la construction et à l’analyse des données de la collaboration CPLEAR, qui étudiait les différences entre matière et antimatière en détectant les événements dans lesquels une particule, dite kaon-neutre, se transforme en antiparticule, et vice versa. Ces particules étaient produites par le faisceau intense d’antiprotons de l’accélérateur LEAR.

Les détecteurs utilisés dans l’expérience étaient très délicats – en particulier celui appelé ‘calorimètre électromagnétique’ – et la description que la physique quantique donnait de ce phénomène nécessite un formalisme mathématique compliqué mal compris à l’époque. Pour parvenir à bout de deux défis Maria déploya toutes ses qualités de physicienne expérimentale experte en physique théorique. Tout d’abord, elle conduisit deux talentueux techniciens, Max Renevey et Paul Dechelette, dans la conception et la construction de 17000 tubes de graphite de 2,6 mètres de long et d’une section d’un quart de centimètre carré. Puis, en 2004, elle publia, avec deux collègues, un long travail théorique qui clarifiait en détail le formalisme et montrait que les mesures prises (tant au CERN qu’à Stanford et au Japon) permettaient de déterminer plus de paramètres fondamentaux qu’on ne le pensait auparavant.

Un collègue senior de l’expérience CPLEAR m’a décrit ainsi les qualités uniques de Maria :

« Comme physicienne, sa grande rigueur et son désir de tout comprendre à fond, quitte à passer des heures à la bibliothèque, à refaire des calculs difficiles, pour ne rien laisser au hasard. C’était un très grand atout dans des expériences de précision, comme CPLEAR, et une leçon pour ses jeunes collaborateurs. Comme collaboratrice, elle apportait un soutien sans faille à ses collaborateurs face aux difficultés. “On va y arriver, on va y arriver“ disait-elle toujours et effectivement, on y arrivait ! Comme personne, elle faisait preuve d’empathie, c’est à dire d’une capacité extraordinaire à comprendre et partager les émotions d’autrui, qui faisait qu’on n’hésitait pas à se confier à elle, même pour des choses en dehors du travail. Ce qui n’empêchait pas Maria de faire preuve de fermeté si cela était nécessaire. »

Plusieurs années après avoir pris sa retraite, Maria a rejoint la collaboration NA48/2 qui était dédiée à l’étude des désintégrations des kaons chargés et leurs propriétés de symétrie. Maria a participé avec enthousiasme à la campagne de mesure du champ magnétique résiduel dans un tube de 2 mètres de diamètre et de 100 mètres de long, ainsi qu’à l’analyse critique des données.

Maria avait une attitude réservée en toutes circonstances et un sens profond de ses devoirs envers la communauté qu’elle “servait”, au sens propre du terme, comme personne d’autre. Pendant de nombreuses années, elle a été le secrétaire scientifique du PS Experiment Committee pour lequel, sans s’imposer, elle a fait beaucoup plus que rédiger les procès-verbaux. L’un de ses présidents a écrit : “ Elle connaissait très bien le CERN et était toujours prête à aider. Sans son aide, mon travail de président aurait été beaucoup plus difficile“.

En raison de l’étendue de ses connaissances scientifiques, de son sérieux et de sa précision, Maria était une précieuse relectrice de travaux scientifiques. Son excellent travail a été reconnu par la maison d’édition Springer, qui en deux occasions lui a décerné un prix.

Comme toute la communauté des physiciens des particules le sait bien, après leur retraite et jusqu’à l’année du COVID-19, Maria et Giuseppe ont continué à aller travailler tous les jours. Reconnus et salués par tous ils parcouraient bras dessus, bras dessous, les longs couloirs du CERN. Un exemple pour tous mais, en particulier pour les jeunes et les anciens jeunes qui, comme moi-même il y a soixante-dix ans, ont découvert avec Maria, et son sourire et sa compétence, les difficultés et la beauté de la physique.

À ce propos j’aime terminer ce bref résumé de son parcours scientifique avec ce qu’un jeune collaborateur des années 1960 et 1970, à l’époque du groupe CERN-Trieste, m’a écrit ces derniers jours : « Maria a immédiatement dépassé la relation purement professionnelle et s’est impliquée sur le plan humain dans des relations personnelles avec nous, les “jeunes”, en nous soutenant dans les problèmes extérieurs au travail. Elle a toujours eu à cœur que nous puissions travailler dans les meilleures conditions. Dès qu’un obstacle surgissait au bon déroulement de l’expérience, elle essayait de l’éliminer, et à plusieurs reprises elle devait se battre comme une lionne, au point d’être très dure avec ceux qui posaient des obstacles. Toujours polie et respectueuse, mais aussi très ferme et déterminée. Elle était unique pour sa manière douce mais sans compromis de diriger et de guider le groupe et son attention aux différentes personnalités et particularités. Toujours prête à aider pour des problèmes personnels, elle a même fait office de banquier pour le pauvre boursier, ou de chauffeur de taxi lorsque la garderie d’enfants fermait”.

Maria et son sourire resteront pour toujours gravés dans nos cœurs.